Le cimetière de l’enterrenet

Article : Le cimetière de l’enterrenet
Crédit: Elorac.
28 octobre 2021

Le cimetière de l’enterrenet

Halloween, fête de la Toussaint, fête des morts. En ce 2 novembre, bon nombre de pays commémorent les défunts. C’est l’occasion de rendre hommage à ceux qui nous ont quittés et de fleurir les tombes de nos proches disparus. Les cimetières étaient jusqu’aujourd’hui l’ultime demeure des morts. Mais ces deux dernières décennies ont changé les choses, les morts connaissent désormais un autre cimetière : internet.

Permettez-moi tout d’abord d’implorer votre indulgence. Pourquoi ? Parce que je m’apprête à évoquer un thème difficile, délicat et douloureux : la mort. La perte d’un être cher est toujours une épreuve, il y a un avant et un après. De nombreuses personnes endeuillées trouvent le courage d’avancer en allant régulièrement se recueillir sur la tombe de leur proche au cimetière, lieu de tous après la mort.

Les cimetières, lieux de l'entre-deux, sont toujours fascinants.
Les cimetières, lieux de l’entre-deux, sont toujours fascinants. Crédit photo: Elorac.

Le cimetière fascine car il représente l’entre-deux : la frontière entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, entre les êtres de chair et les êtres de poussière. Les cimetières nous ramènent inexorablement à notre condition humaine. Qui que nous sommes, nous repartirons tous vers la terre. Avec leurs tombes de toute sorte et de tous les siècles, les cimetières racontent la grande Histoire et l’histoire de chacun. Le portrait d’un couple pâlit par le temps, l’épitaphe d’un fils éploré gravée dans la pierre, la sculpture lézardée d’un grand tribun, un marbre noircit par les siècles… les cimetières regorgent de richesses historiques et anthropologiques. Ils nourrissent aussi l’imaginaire et l’imagination, car ils étaient jusqu’à tout récemment l’ultime demeure des morts.

Mais depuis bientôt deux décennies, un autre genre de cimetière a vu le jour. Il s’appelle le cimetière de l’enterrenet, et contrairement aux nécropoles classiques, il est toujours vivant et ne dort jamais. De plus, nul besoin de se déplacer pour se rentre au cimetière de l’enterrenet, car il est partout et nulle part à la fois. Du bout des doigts, un simple clic et on y est. Autres avantages, les portraits n’y palissent jamais, les épitaphes sont modifiables à souhait, les sculptures sont incassables et le marbre d’une blancheur éternelle. Outre les fleurs, les cœurs, les emojis larmoyants et les #RIP y sont légion. Vous l’aurez compris, ce cimetière d’un nouveau genre, c’est internet.

Quand l’internet deviendra un vaste cimetière

Tout comme le cimetière, l’internet est un entre-deux : frontière entre le tangible et l’intangible, entre le vrai et le faux, entre l’ici et l’ailleurs, entre l’humain et l’intelligence artificielle, entre le réel et le virtuel. Depuis près de vingt ans, chacun documente en ligne sa petite vie, à grand renfort de selfies, de photos et de vidéos en tout genre. Chacun poste, commente et like aussi l’existence des autres, ou du moins, la vie d’autrui telle qu’elle paraît en ligne. Nos productions quotidiennes, aussi banales et futiles soient-elles, constituent une richesse historique et anthropologique inestimables pour les générations futures. Nous sommes la première « génération » à ainsi chroniquer notre vie en ligne, essentiellement sur les réseaux sociaux. Nous serons aussi la première « génération » à reposer au cimetière de l’enterrenet.

Que se passera-t-il donc quand l’internet deviendra un vaste cimetière ? Il adviendra fatalement un jour où la plupart des comptes et profils aujourd’hui actifs seront ceux de défunts. Malheureusement, certains ont déjà franchi le pas et sont passés de vie à trépas. La « tendance » (navrée d’utiliser ce mot dans ce contexte) veut que c’est avec un certain voyeurisme que les derniers posts, photos et vidéos du défunt sont repris, analysés, likés, commentés et aussi diffusés en boucle par les médias quand le défunt est une célébrité. Au vu de ses dernières publications, la personne avait-elle senti la mort venir ? Avait-elle laissé des traces ou des indices ? La grande faucheuse était-elle invitée ou était-elle venue par surprise ? Pouvait-on prévoir ?

Ma tombe préférée, figée dans le temps. Crédit photo: Elorac.

Outre le cimetière de l’enterrenet lui-même, la relation en ligne avec le désormais défunt est délicate et subjective. Archiver le compte ? Le supprimer ? Cesser de suivre les comptes du défunt ? Effacer les conversations ? Supprimer les numéros de téléphone ? De nombreuses personnes préfèrent laisser les choses telle qu’elles sont, figées dans le temps, car supprimer les conversations ou numéros, serait comme si la personne mourait une seconde fois. D’autres individus éprouvent du réconfort à revoir les photos et vidéos, à relire régulièrement les ultimes conversations partagées avec un proche disparu. Une nouvelle façon d’effectuer le travail douloureux, mais au combien essentiel, du deuil. Tout comme le cimetière, l’enterrenet a ici le pouvoir magique et fascinant de nous rapprocher de ceux qui sont passés de l’autre côté et de faire revivre les souvenirs heureux.

J’écris ces lignes aujourd’hui en 2021. J’ignore ce qu’il adviendra de ce billet en 2121. Les années passent et le monde change… Personnellement, j’aurais adoré visionner un tuto beauté millénaire sur la chaîne Youtube de la légendaire Cléopâtre !

Les tombes ancestrales du cimetière de Bigara. Crédit photo: Elorac.
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