« Ni chaînes ni maîtres », film en mémoire au marronnage

Article : « Ni chaînes ni maîtres », film en mémoire au marronnage
Crédit: Image du film « Ni chaînes ni maîtres » de SImon Moutaïrou.
1 octobre 2024

« Ni chaînes ni maîtres », film en mémoire au marronnage

Marronnage. Ce corollaire de l’esclavage a bénéficié d’un regain d’intérêt avec la récente sortie du film Ni chaînes ni maîtres. Le réalisateur franco-béninois Simon Moutaïrou a ainsi choisi de mettre en lumière une facette peu connue de l’esclavage du 18e siècle. Nous sommes en 1759, à l’Ile Maurice, alors appelée l’Isle de France…

Le marronage, une facette peu connue de l’esclavage du 18e siècle. Photo: Elorac.
Le marronage, une facette peu connue de l’esclavage du 18e siècle.
Crédit : Elorac.

Massamba et sa fille Mati sont esclaves dans la plantation d’Eugène Larcenet, qui les appelle respectivement Cicéron et Colette. Massamba rêve que sa fille soit affranchie et devienne couturière. Mati, quand à elle, pense à sa mère, morte lors de la traversée sur le bateau négrier, et ambitionne de quitter l’enfer de la plantation. Une nuit, alors que Larcenet ordonne que l’on sépare Mati de son père, celle-ci s’enfuit et devient une marronne. Le maître engage alors Madame La Victoire, redoutable chasseuse d’esclaves pour traquer et tuer Mati. Massamba, qui souhaite sauver sa fille, se résout à briser ses chaînes et à s’évader de la plantation. Il devient aussi un marron…

Avec un tel scenario, et un tournage à l’Ile Maurice, je me devais de voir ce film. Ni chaînes ni maîtres porte à l’écran une catégorie d’individus que l’histoire mauricienne a tut : les esclaves marrons. Le terme marron proviendrait de l’espagnol cimarrón, qui faisait référence à un animal domestique redevenu sauvage. Les esclaves marrons sont ceux qui ont eu le courage de dire non au système. Ils s’évadaient des plantations et se battaient, au péril de leur vie, pour leur liberté. Ils étaient obligés de se cacher dans les ronces et les denses forêts de la Rivière-Noire, traqués comme du gibier par des hommes armés, mais pas que… En effet, le film fait la part belle à une femme, qui aurait été l’une des plus grandes chasseuses de marrons de son temps : Madame La Victoire.

Chasses à l’homme

La principale antagoniste de Ni chaînes ni maîtres a bien existé. Voici ce qu’en dit Mgr Amédée Nagapen dans son livre Le marronnage à l’Isle de France :

« Le Conseil francilien fit de cette affaire de marrons une question de vie ou de mort. Dès 1726, fut créée une milice spéciale pour protéger et défendre la vie et la propriété des colons. Cette milice intérieure composée de détachements (…) Un chef de détachement qui a laissé un nom dans l’histoire de l’Isle de France fut Madame La Victoire, du Grand-Port (…). »

Née en 1724 en Dordogne, Michelle Christine Bulle (future Madame La Victoire), arriva à l’Isle de France avec sa famille en 1727, d’où elle repartit peu après. La fillette de six ans y retourna en 1730, mais en 1731, elle fut violée par un soldat. Plus tard, elle épousa un certain Monsieur La Victoire, et ils eurent deux fils et quatre filles. Selon les écrits de Mgr Nagapen, Madame La Victoire était victime d’incursions de pillards sur son exploitation et résolut de le défendre. Habile cavalière, elle décida de monter des expéditions et déclara la guerre aux marrons. Avec le concours de ses deux fils, elle entraîna une douzaine de ses esclaves et se lança dans de véritables chasses à l’homme.

Son initiative fut couronnée de succès et elle s’était fait un nom dans la capture des noirs fugitifs. C’était LA chasseresse de marrons. Madame La Victoire acquit ainsi de la notoriété. Elle rencontra Bernardin de Saint Pierre. Elle reçut même les félicitations du gouverneur Desroches pour ses battues au nom du «bien public». Le gouverneur fit le récit des prouesses de la chasseresse dans une correspondance au ministre de la Marine. Ce dernier obtint alors du roi Louis XV honneurs, financements et récompenses pour Madame La Victoire. Elle décéda le 12 février 1793, à 69 ans.

Diversité linguistique

Mais Ni chaînes ni maîtres c’est bien plus que cette mercenaire, aussi hors norme soit-elle. Pour ma part, j’ai énormément apprécié la diversité linguistique du film. Massamba et Mati parlent wolof, leur langue maternelle. Massamba parle aussi la langue des maîtres. Madame La Victoire persécute Massamba en wolof. Les marrons issus de communautés ouest africaine et de l’océan Indien – des Bambaras, Malgaches, Peuls, Wolofs, Yorubas – cohabitent, parlent leurs langues maternelles et communiquent en… créole ! Avec le système esclavagiste et l’afflux de ressortissants de Madagascar, d’Inde, de diverses régions d’Afrique, il y avait la nécessité d’une lingua franca. Maîtres, esclaves, marrons : tous devaient comprendre et se faire comprendre.

C’est ainsi que le créole s’imposa rapidement comme langue de survie pour les esclaves et langue véhiculaire pour une population cosmopolite et en continuelle expansion. Avoir une langue commune était une question de survie pour les marrons également, car ils devaient être capables de donner l’alerte en cas de danger, de se coordonner, de s’aider, se soutenir, se reconstruire. Quelle fut donc ma joie en entendant l’un des personnages du film s’exprimer en créole mauricien ! L’adjectif « marron » fait, aujourd’hui encore, pleinement parti du vocabulaire créole mauricien. Il dénote quelque chose d’illégal ou de sauvage, ex. taxi marron, cochon marron, sat marron, etc.

Les langues et la transmission orale ont joué un rôle prépondérant dans le marronnage. Par ailleurs, des langues ce sont aussi des cultures, et par extension des musiques. C’est donc en toute logique que Ni chaînes ni maîtres se conclut en chant, tout en dignité et en fierté. Ne pas parler, mais chanter.Plonger, corps et âme, vers la liberté. La parole, quand à elle, est à jamais gravée dans les entrailles du Morne Brabant. Cette montagne du sud-ouest de l’Ile Maurice, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, est un lieu que l’on associe aujourd’hui à l’esclavage. Les ségas, musique traditionnelle de l’Ile Maurice, se font souvent écho de cette montagne. Voici deux ségas qui évoquent Le Morne et l’esclavage, et dont des extraits ont été traduits du créole au français :

Alime dife de Carino.

Si montagne Le Morn ti ena la bouss, li ti a rakont nou kombien disan ki finn koule, kombien esklav finn swiside dan le passe.

Si la montagne du Morne avait une bouche, elle nous aurait raconté combien de sang a coulé, combien d’esclaves se sont suicidés dans le passé.

Le Morne de Cassiya

Leritaz nou anset, nou oule, nou pa oule tou le temps pou ena valer sa. Nou pren nou ravann, si sega zoli zordi se parski nounn pann less li tombe. Parey kouma Le Morne, zot finn tann dir li menase, somey gran dimounn ki ti ape repose la-ba, la rivier disan pe fer tourbiyon dan mo lespri pe fer mwa rapel. Kombien ena ti monte lao Le Morne la-ba, prefere zete, akoz kontan liberte. Fodre pa nou bliye non na pa finn zete pou nanye, listwar ena valer, et li la pou fer reflesi.

L’héritage de nos ancêtres, que nous le voulions ou pas, aura toujours de la valeur. Prenons notre ravanne, si le sega est beau aujourd’hui c’est parce que nous ne l’avons pas laissé tomber. Tout comme Le Morne, nous avons entendu que le sommeil de nos aïeux qui y reposent était menacé. La rivière de sang tourbillonne dans mon esprit et me permet de me souvenir. Combien d’entre eux sont montés en haut du Morne ? Ils ont préféré se jeter car ils aiment la liberté. N’oublions pas, ils ne se sont pas jetés pour rien. L’histoire a de la valeur, elle est là pour faire réfléchir.

La montagne du Morne, un haut lieu du marronnage. Photo: Wikicommons.
La montagne du Morne, un haut lieu du marronnage. Crédit : Wikicommons.

Commémorations

En effet, l’histoire nous permet d’éclairer le présent, de le remettre en perspective. Aujourd’hui, chaque 1er février, l’Ile Maurice commémore l’abolition de l’esclavage à la montagne du Morne. Cependant avec Ni chaînes ni maîtres, une question s’impose: pourquoi ne pas célébrer Le Morne pour ce qu’il a authentiquement été ? C’est-à-dire, non pas un espace d’esclavage, mais à l’inverse, un haut lieu du marronnage. Commémorons les marrons, ces symboles de résistance, de résilience et de refus de l’oppression !

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